Florina Ilis – La croisade des enfants

Ilis.JPGDans la chaleur de l’été, sur les voies de la gare roumaine de Cluj-Napoca, deux trains s’apprêtent à partir : l’un est l’express à destination de Bucarest, l’autre est un train affrété spécialement pour emmener des enfants vers la Mer Noire, dans une colonie de vacances. Ce dernier n’arrivera jamais à destination. Ses occupants, les jeunes élèves de l’école numéro 10, aidés par un tzigane aux cheveux blonds, Calman, décident en effet de détourner le train. C’est le sujet de La croisade des enfants, un roman majeur de la littérature de ce pays, habilement construit par Florina Ilis, qui est à la fois un conte et une satire de la Roumanie contemporaine.

Cette chronique est écrite dans le cadre d’une lecture commune avec Ingannmic et Passage à l’Est, que je remercie vivement de m’accompagner. N’oubliez pas d’aller lire leur avis !

Pour les amoureux de la littérature et des langues étrangères, il y a des jours où vous rêvez peut-être de devenir traducteur. Si tel est votre cas, la lecture de La croisade des enfants est susceptible de réfréner votre ardeur! En effet, sur 500 pages, Florina Ilis utilise des phrases longues, un style complexe, combiné à l’absence de points ! J’ai lu à cet égard sur Wikipedia que l’auteure s’est abstenue « de l’utilisation du point comme marqueur de phrases, utilisant de manière prépondérante la virgule en tant que signe d’une expression dépourvue de contraintes. Elle explique aussi ce choix par le fait qu’ « un livre, c’est un morceau de vie. Tant qu’on est vivant, tout est en mouvement, il n’y a pas de point. »  » Saluons donc le travail de traductrice qu’a réalisé ici Marily Le Nir pour restituer avec talent l’esprit du livre.

Un mot encore sur la structure du livre : il est scindé en deux parties, lesquelles ne sont pas subdivisées en chapitres. Dans la première partie, chaque paragraphe met en valeur un personnage ou une situation ; cela nécessite de la part du lecteur une véritable concentration dans la mesure où plus de 20 personnages différents alternent. Qu’est-ce qui relie Lucretia Pietraru, une jeune femme médecin se préparant à émigrer au Canada, le jeune tzigane Calman, qui rêve de devenir chef de gang, ou encore les enfants de la classe de cinquième de l’école numéro 10 que sont Octavian, Cazimir et Bogdan ? Petit à petit, toutes ces personnes vont graviter autour de ce train détourné par les enfants et c’est tout le talent de l’auteure de faire converger ces personnages vers une aventure commune dans la seconde partie du livre.

Vous l’aurez donc compris, c’est un livre qui mérite qu’on lui donne du temps mais qui constitue, au-delà de l’histoire très bien agencée, un portrait de la Roumanie actuelle. Prenons par exemple la démographie :

Tous les Roumains se sont enfuis pour travailler à l’étranger, et ils y restent quelques mois, ils rentrent au pays, dépensent l’argent et y retournent ! on se demande qui est resté travailler ici, c’est pour ça que rien ne marche, personne ne travaille plus, tous les jeunes un peu solides s’en vont ailleurs, il ne reste plus que nous, les plus vieux, les retraités, les femmes, les enfants et les mendiants !

Cet extrait, issu d’une discussion entre les professeurs dans le train, est un problème clé vécu par plusieurs Etats de l’ancien bloc de l’est, dont la presse s’est fait écho récemment. Dans le cas de la Roumanie, c’est plus de 20% de la population qui a quitté le pays depuis la chute du régime communiste ! Autre point très intéressant, celui des mentalités. Dans la seconde partie du livre, les parents s’indignent en apprenant que certains militaires mobilisés pour surveiller le train et intervenir avaient fait leur carrière dans la Securitate, la police secrète roumaine du temps de Ceaucescu ; mais il ne s’agit pas seulement de la présence de personnes à certains postes, mais plutôt de la persistance d’un état d’esprit :

Pour Pavel, qui se penchait légèrement par-dessus la vitre ouverte dans le couloir de la voiture cinq de l’express, le seuil temporel édifié par l’histoire entre l’époque d’avant et celle d’après la révolution se bornait à une inscription qui marquait la fin d’un règne totalitaire, mais essentiellement la fin d’un seul homme, Ceaucescu, celui qui l’avait mis en place, Les régimes postrévolutionnaires, soi-disant démocratiques, ayant dans leurs structures de base des mentalités communistes qui avaient survécu à la chute de celui qui les avait créés, étaient extrêmement glissants et dangereux dans leur nouvel aspect démocratique pervers,

Ecrit en 2005, ce livre est encore d’une vibrante actualité pour qui suit la politique roumaine récente, notamment l’accession au pouvoir du Parti Social Démocrate (PSD), comprenant dans ses rangs d’anciens communistes, et sa volonté de faire passer des réformes non conformes au droit européen en ce qui concerne la justice.

Pour compléter ce tableau, Florina Ilis nous décrit des politiques ou des policiers corrompus, la montée du consumérisme (alors que Cazimir porte un maillot de Beckham et son père roule en BMW, son grand-père fauche encore le foin à la faux…), l’importance de la télévision (les enfants sont abreuvés par les films qui se substituent à la réalité), l’existence de croyances et de superstitions, le crime organisé. Dans le livre, un certain Baron fait le commerce d’enfants avec l’Ouest, et exploite les enfants des rues.

aux questions sur la manière dont étaient entretenues les relations d’affaires en Roumanie, il avait répondu que, malheureusement dans notre pays, elles prennent l’aspect, soit d’un partenariat familial, sans règles précises ou avec comme règle d’or – la famille gagne toujours, soit d’un partenariat du type « qui va gruger qui », avec les règles imposées par celui qui tient le rôle du ténor dans la partition politique, le manque de professionnalisme crevait les yeux à tous les niveaux du monde des affaires, et l’Etat, avec sa bureaucratie gênante, favorisait un manque de transparence avantageux, surtout pour les gens malhonnêtes,

Vision sombre ? Certes, mais on rencontre aussi des gens qui se battent pour édifier une société plus juste. Enfin, l’un des derniers messages forts colporté par le roman est la place de l’information dans la société. Dès que le train des enfants ne s’arrête pas comme prévu dans la gare de Brasov, les spéculations commencent. Rapidement, on évoque le terrorisme. Les interprétations se succèdent en lieu et place des faits, elles façonnent la vision du monde des personnages, et c’est l’escalade. La nature humaine étant ce qu’elle est, certaines personnent utilisent la situation pour se mettre en valeur, à l’instar de Magdalena, la femme du chef de gare de Posada, qui déforme la vérité pour rendre son mérite plus grande. Associé aux nouvelles technologies, cela forme un cocktail des plus dangereux :

les reporters qui, prenant le contrôle des événements, cherchaient plutôt des interprétations que des détails (…), Ainsi, à partir du moment où la réalité des événements de la vallée de la Prahova passa sous le monopole des appareils photo, des caméras, des reporters diffusant les informations depuis les lieux mêmes et surtout sous le monopole des personnages directement impliqués dans le déroulement des faits, nul ne fut en état de prendre la mesure exacte de la réalité, si ce n’est peut-être Dieu au plus haut des cieux, mais, malheureusement pour les médias, il ne donne pas de conférence de presse,

Et nos enfants dans tout cela ? Pourquoi décident-ils de détourner le train et comment s’achève cette histoire ? Quelles sont leurs revendications ? Je vous laisse le découvrir ! Oscillant entre drame et farce, La croisade des enfants est un livre à lire. Une seule condition : avoir un peu de temps et de cerveau disponibles !

Je vous conseille donc de :

X l’acheter chez votre libraire (et de l’offrir)

X l’emprunter dans votre bibliothèque

lire autre chose

La croisade des enfants, de Florina Ilis, traduit du roumain par Marily Le Nir. Editions des Syrtes, 2010, 495 pages.

 

 

 

 

 

15 réflexions sur “Florina Ilis – La croisade des enfants

  1. Ingannmic 29 juin 2019 / 09:24

    Très beau billet, très complet. Merci de nous avoir accompagné pour cette lecture, que je suis ravie d’avoir faite. Un texte certes pas toujours facile, mais vraiment riche, habilement construit, et habité d’une énergie permanente. Et c’était ma première lecture roumaine !

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    • Patrice 2 juillet 2019 / 21:36

      Merci à toi ! Il est vrai que le style peut paraître déconcertant, mais quelle joie d’avoir pu le découvrir ensemble. La perspective de la lecture commune donne le courage nécessaire pour se lancer ! J’ai lu peu de littérature roumaine, mais c’est une invitation à continuer la découverte.

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  2. dominiqueivredelivres 29 juin 2019 / 09:58

    ton billet est non seulement tentateur mais excellent, il attire bien l’attention sur la traduction à laquelle je suis toujours sensible, il faut dire que l’éditeur est parfait en la matière

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    • Patrice 2 juillet 2019 / 21:38

      Merci beaucoup Dominique ! En effet, j’ai été vraiment impressionné par le travail de traduction qui est loin d’être aisé sur ce livre. J’ai en « stock » un autre livre du même éditeur que je garde pour le Mois de l’Europe de l’Est 2020.

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  3. horizondesmots 29 juin 2019 / 11:43

    Merci pour ce beau billet ! Je crois bien n’avoir jamais lu de littérature roumaine, mis à part son folklore je ne connais d’ailleurs pas grand chose au pays, et c’est bien dommage. Je note le titre : l’épaisseur du bouquin effraie un peu, mais ta chronique enthousiaste et très complète me convainc totalement !

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    • Patrice 2 juillet 2019 / 21:39

      Merci pour ce commentaire ! Je serais curieux de savoir ce que tu en penses ; je ne regrette absolument pas d’avoir franchi le pas de lire ce lire.

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  4. Passage à l'Est! 30 juin 2019 / 12:17

    Je te trouve un peu injuste envers cette pauvre Magdalena! D’accord, son récit n’est pas tout à fait fidèle aux faits mais au moins elle faisait preuve d’un peu plus de présence d’esprit que son mari. Tu soulèves la question des phrases et de la ponctuation, mais à ton avis pourquoi Florina Ilis a-t-elle écrit les noms de marques sans majuscule?

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    • Patrice 2 juillet 2019 / 21:42

      Oui, tu as raison, son mari est très fade, et elle est beaucoup plus vive :-). C’est une bonne question que tu poses… En fait, je me suis posé plusieurs fois la question durant la lecture : soit elle voulait nous montrer que ces marques étaient à tel point dans le quotidien des protagonistes qu’elle devenaient des noms communs, soit elle souhaitait faire ressortir les noms des personnages et réduire ces marques au second plan. Ton avis?

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      • Passage à l'Est! 3 juillet 2019 / 10:15

        Je pencherais plutôt vers ta première suggestion mais je trouve quand même intriguant que ce soit vrai autant pour les adultes (samsonite, dacia, british airways) que pour les enfants (eminem, walkman sony) alors qu’on supposerait que les adultes ferait plus attention. Et puis elle écrit « le petit beckham » sans majuscule, mais « Harry Potter » avec. Mystère (mais ce n’est peut-être pas très important)! En relisant les dernières pages, je me suis dit qu’elle a vraiment inventé les pensées de Remus, avec leur mélange de naïveté et de tragique, avec beaucoup d’acuité. As-tu lu cet article que je viens seulement de trouver: https://www.courrierinternational.com/article/2010/10/21/la-roumanie-dans-le-miroir?

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  5. Marilyne 30 juin 2019 / 14:50

    Quelle lecture. Je me souviens de la parution de ce roman, j’ai feuilleté, tourné autour. Je m’empresse de le noter à nouveau. Et puis, les éditions des Syrtes, c’est un gage de qualité.

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    • Patrice 2 juillet 2019 / 21:43

      Ne tourne plus autour, c’est un roman assez atypique qui représente une belle expérience de lecture, assurément !

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